Révision par Natasha A. Kelly sur Ernst Ludwig Kirchner : Milly, Nelly et Sam, vers 1910/11
Nous sommes Milli, nous sommes Nelly, nous sommes Sam
Dresde frémit. Les tramways grincent au loin. Les calèches se rapprochent de nous et cahotent sur les pavés mouillés. Une odeur de sciure, de bête et de fumée froide flotte sous la coupole. Les voix grossissent, un murmure chargé d’anticipation fige l’ambiance. Les tambours retentissent, nous entraînant dans le manège. Les vibrations se mêlent à l’odeur lourde et suave d’un vieux parfum. La lumière électrique vacille, brûle notre peau. Elle nous expose et projette en même temps des ombres sombres.
Milly, Nelly et Sam, c’est ainsi qu’il nous appelle tandis que son crayon balaie le papier. Le fusain gratte, les lignes s’enflamment. Son regard s’attarde avidement sur nos corps, sur la tension de nos muscles, sur la lueur de notre sueur, sur le battement de nos veines. Il est fébrile, comme s’il avait le pouvoir de capturer ce qui l’excite en quelques traits. Chaque élan est une ivresse, une quête de la primauté. Mais il ne nous voit pas. Il ne voit que des contours qu’il inscrit dans son univers.
Nous dansons. Nous rions. Nous transpirons. D’un battement à l’autre, d’une mesure à la suivante. Mais derrière nos rires se cache une vérité amère : nos corps sont notre capital, nos vies sont depuis longtemps soumises à ce rythme. Non pas par passion, mais par nécessité. Pendant que notre souffle est coupé, il s’approprie nos mouvements. Nous devenons des lignes, des projections, un fantasme qui n’est pas le nôtre.
La lumière s’éteint, le crayon cesse sa course. Mais le spectacle ne s’arrête pas là. Il se poursuit dans les rues, dans les regards, dans les images que nous réclame la société actuelle. Notre danse n’est pas seulement destinée au public, elle suit le rythme d’un ordre social qui a depuis longtemps décidé qui nous sommes et qui nous pouvons être. Progrès et grandeur résonnent dans le Reich, les tambours militaires battent plus fort que nos voix. Dans le manège, nous sommes leur écho : un spectacle qui assouvit la soif d’étrangeté.
Et pendant qu’il dessine, pendant que des traits remplacent nos corps, nous continuons à faire entendre nos voix. Doucement peut-être, mais sans faiblir. Car nous sommes plus que des ombres sur le papier. Nous sommes Milly, nous sommes Nelly, nous sommes Sam. Nos noms continuent de retentir, notre souffle traverse les âges, notre résistance reste bien vive. Même si l’art nous absorbe, notre existence reste une fissure dans la belle apparence, un murmure dans le vacarme du manège, et n’est pas réduite au silence par le dessin expressionniste.
Traduction : Julia Walter
Natasha A. Kelly
Professeur invitée en sciences culturelles du cursus « Studium Generale » de l’université des arts de Berlin (Universität der Künste Berlin). Directrice fondatrice du premier institut allemand d’art, de culture et de sciences Noir·e·s, bénéficiant du soutien du land de Rhénanie du Nord-Westphalie et de la ville de Düsseldorf. Codirectrice du Black European Academic Network (BEAN), membre du collectif international d’artistes du Black Speculative Arts Movement (BSAM).
Dans son enquête sur les traces du modèle Noir « Milli » représenté sur le tableau Schlafende Milli (Milli dormant, 1911) d’Ernst Ludwig Kirchner, œuvre faisant partie de la collection de la Kunsthalle de Brême, Natasha A. Kelly a conçu un projet multimédia en plusieurs parties basé sur ses recherches, comprenant un documentaire et deux courts métrages, une publication, un essai visuel ainsi qu’une exposition collective accompagnée d’un catalogue.
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